Entretien avec Jean Geoffroy

Place et dynamique de l’écriture pour les nouvelles interfaces numériques

Jean Geoffroy est percussionniste, soliste international et professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique et Danse de Lyon. L’échange suivant a été suscité par un précédent entretien avec le compositeur Xavier Garcia (1), au sujet de sa pièce Smartmômes (2), écrite pour téléphones portables et applications SmartFaust. Les propos développés par Xavier Garcia ont fait réagir Jean Geoffroy sur un certain nombre de points.



Propos recueillis par Delphine Dulong, octobre 2018


Les compositeurs d’aujourd’hui font face à un véritable défi : celui de trouver un langage performant afin de transmettre leurs
œuvres. En effet la notion d’écriture musicale au sens classique du terme ne convient plus dans le contexte de la création musicale contemporaine liée aux nouvelles lutheries.
On peut légitimement se poser cette question : quel est l’avenir d’une œuvre utilisant une technologie et des outils particuliers qui n’existeront plus dans 20 ans ? Comment pérenniser les œuvres dans ce cas, le doit-on encore d’ailleurs ?
Ces questions font que des compositeurs comme Xavier Garcia renoncent à ce type d’écriture et préfère « l’écriture instantanée » de l’improvisation ou encore le support du disque comme moyen de transmission.
Cette démarche va peut-être de pair avec un changement d’état d’esprit, une philosophie particulière du compositeur du XXIe siècle qui ne cherche plus forcément à « faire œuvre », mais simplement à faire partager sa musique à ses contemporains ici et maintenant.
C’est en tout cas le point de vue de Xavier Garcia.

Delphine DulongFixer par écrit la musique imaginée pour de nouvelles interfaces numériques peut être perçu comme inutile, en tout cas non essentiel, à la lecture de ce que dit Xavier Garcia. Mais son regard est intimement lié à son vécu de compositeur et d’improvisateur. Du côté des interprètes et des pédagogues, comment transmettre les œuvres nouvelles s’il n’y a pas d’écrit ? Dans ce contexte, pensez-vous que la partition soit une contrainte trop forte ?

Jean Geoffroy – Pour moi, la partition ne peut être considérée comme une contrainte, mais comme un cadre, qui avec l’utilisation de signes reconnus, est la transcription d’une idée musicale. Ce cadre nous oblige, en tant qu’interprète, à nous « reconnaître » dans un discours, une langue qui n’est pas la nôtre, mais que l’on va devoir s’approprier, et grâce à laquelle nous allons grandir et développer notre propre langage, notre propre vision des choses en tant qu’interprète.

Au même titre que n’importe quel écrit, un même texte donnera matière à de multiples interprétations. Sa lecture elle-même évoluera au fur et à mesure des époques, on ne lit plus Bach ou Brahms comme on le lisait il y a ne serait-ce qu’une trentaine d’années. Cette lecture doit être, et rester une démarche personnelle.

Lorsque l’on parle d’improvisation, nous parlons de choses souvent très différentes, improvisations Jazz ou Rock, improvisations génératives (sons et espaces), improvisations comme outil pédagogique de découverte et d’appropriation sonore, instrumentale et musicale…
Chaque musicien doit être en capacité de développer son propre langage soit en composant, soit en improvisant, soit en interprétant. Quelle que soit sa position, le musicien sera comme un « passeur », un traducteur. Le compositeur est là pour traduire en son une intuition, un espace, une forme ; l’interprète est là pour transmettre ce regard original qu’est celui du compositeur, selon une démarche qui lui sera propre. Il faut pour cela pouvoir lui donner les outils de mise en perspective des textes et des formes qu’il aura à « traduire », et à partir desquels il aura à construire peu à peu son propre langage, sa propre vision des choses.

La partition est avant tout une source de lecture et d’interprétation qui nous permet, parce qu’écrite précisément, d’avancer et de développer notre langage, notre imaginaire. Il en est de même lorsque l’on se retrouve dans un groupe, devant un tableau dans une exposition, et que l’on doit expliquer à des amis pourquoi il nous a tant plu. Personne dans ce même groupe n’utilisera les mêmes mots, les mêmes arguments et pourtant au final il s’agira bien de proposer une interprétation, une représentation de la même œuvre.

Imaginer que nous pourrions interpréter sans contrainte tient pour moi du fantasme, car nous avons de fait la contrainte de l’instrument et de son appropriation, la contrainte du temps dans lequel doit se faire la performance et ce, y compris pour l’improvisation. La notion de « liberté » dans la performance artistique commence à partir du moment où, précisément, nous nous servons du cadre proposé pour le transcender, que ce soit une œuvre écrite, une forme ouverte, une improvisation, un instrument… Bach, qui était entre autres un grand improvisateur, n’a cessé de transcender les formes classiques de son époque.

Dans le cas du Light Wall System (3), des enfants de 10 ans ont compris, car ils l’ont éprouvé, les notions de liberté / contraintes, dans le cadre de leur projet (4). Sans écriture de leur part et donc de la mise en place d’un cadre qu’ils se sont eux-mêmes imposés, il ne leur aurait pas été possible de produire ce qu’ils ont proposé lors du festival Oreilles en Boucles (5). Le seul fait d’écrire était pour ces enfants une démarche rassurante qui leur a permis d’aller plus loin dans leur interprétation. C’est précisément ce travail d’appropriation par le jeu et l’écriture qui leur permettra, s’ils le souhaitent, d’être en capacité d’improviser, de créer et d’inventer. Ce travail ne peut se faire sans cette phase de construction d’une forme car pour tout cadre musical, la seule chose qui est réellement transversale est bien la forme du moment musical que l’on propose, qu’il soit improvisé ou écrit.

DD – Cette recherche créatrice, émancipatrice, basée sur l’écrit d’un compositeur est donc fondamentale pour l’interprète. Mais du point de vue d’un compositeur comme Xavier Garcia, écrire pour instruments non pérennes peut sembler vain (que deviendra une pièce écrite pour un téléphone portable, un logiciel, une application… qui n’existeront plus dans 20 ans ?); ce à quoi on peut répondre qu’un instrument ne perdure pas sans répertoire…

JG – Je pense qu’il y a deux questions en une, celle de la transmission par l’écriture, et celle du répertoire et donc des langages et de leur évolution, même si les deux se complètent.

Je ne pense pas que la recherche d’une écriture pour des instruments « non pérennes » soit vaine car il en va de la création aujourd’hui, de sa transmission et de son évolution.

Oui, aujourd’hui, nous assistons à un développement de formes artistiques type « performances » dont le seul but est le moment, que ce soit dans des rencontres d’artistes sous forme d’improvisation, ou d’événements liés à un lieu en particulier, etc.

Ces performances font partie intégrante de cette énergie de la création, certaines sont pensées dès le départ comme devant être éphémères, et c’est ce qui souvent leur donne ce côté exceptionnel ; d’autres au contraire pourraient donner lieu à une transmission de façon à ce que les générations qui suivent puissent rebondir dessus.

En cela l’exemple de John Cage est intéressant. Il faut savoir que plus de la moitié de ses œuvres n’ont jamais été publiées, car pensées justement dans cet esprit de moment éphémère ; par contre l’autre moitié a été publiée et heureusement, cela a permis à des générations de s’approprier ce répertoire et de faire en sorte qu’il soit encore vivant aujourd’hui. Imaginez aujourd’hui un jeune interprète / compositeur, qui s’imagine créer une nouvelle forme de relation au public, une nouvelle relation aux objets sans avoir connaissance précisément du travail de John Cage dans les années 40. S’il ne s’en est pas imprégné, il est probable qu’il risque de reprendre des codes, des approches qui auront déjà été transcendés par Cage, alors qu’il pourrait rapidement s’en emparer pour les développer à travers sa propre démarche artistique et ainsi probablement aller plus loin qu’il ne l’aurait imaginé.

L’idée de la connaissance des langages, c’est être en capacité à rebondir, à déplacer notre point de vue initial par rapport à ce qui a déjà été fait et ainsi pousser notre regard un peu plus loin.

Si je prends comme exemple Light Music de Thierry de Mey (6), cette pièce aurait pu rester dans les ordinateurs, j’aurais pu être le seul à la jouer etc. Mais au final, nous avons :

  • Écrit une partition que d’autres musiciens se sont appropriée
  • Imaginé d’autre modes d’écriture pour le geste
  • Développé une nouvelle interface, le Light Wall System, qui n’aurait jamais vu le jour si Light Music était restée à l’état d’une per- formance individuelle ou éphémère. C’est bien grâce à cette dynamique de transmission que nous en sommes là aujourd’hui en ce qui concerne la captation du geste et de son écriture.

Light Music, Thierry de Mey, extrait.

Il en est de même pour Virtual Rhizome (7) de Vincent Carinola pour deux smartphones, dont voici un extrait de la partition :

Même dans ce cadre : celui d’une forme proposée en une suite d’états sonores, mais dont l’ordre et la superposition peuvent sans cesse être remis en question par l’interprète, l’écriture permet une compréhension des intentions du compositeur et de sa démarche artistique. Nous voyons bien qu’à travers cet exemple, une grande liberté est laissée à l’interprète et en même temps, nous y trouvons suffisamment d’indications, de repères, pour que l’interprète puisse lire et ainsi comprendre la forme globale proposée par le compositeur. L’interprète devra alors se l’approprier comme pour toute œuvre écrite et l’incarner en fonction de sa propre lecture et écoute des sons générés par les smartphones.

D’autre part, grandir avec un instrument, qu’il soit électronique ou acoustique, nécessite une connaissance approfondie des différentes esthétiques, qui au fil des ans auront constitué son répertoire. Non pas exclusivement par simple curiosité ou nécessité d’un savoir musicologique, mais bien pour nous aider à avancer et à progresser dans notre propre démarche artistique. Qu’on le veuille ou non, au fil des années, il existe une réelle appropriation de ces nouveaux outils, même si les cadres changent et évoluent.

La question de la transmission de ces langages est une nécessité, même si cette écriture / transmission, n’est pas toujours satisfaisante. L’évolution permanente de ces nouvelles interfaces est effectivement un problème mais nous ne pouvons pas, à mon sens, avancer si l’on ne pose pas, ici et là des repères, et si l’on ne repense pas l’idée même d’écriture et de transmission.

Écrire ce que l’on doit entendre plutôt qu’écrire ce que l’on doit jouer, est une des pistes qui à mon avis peut permettre une écriture ouverte et simplifiée, permettant une lecture des œuvres liées aux nouvelles interfaces.

DD – «Écrire ce que l’on doit entendre plutôt que ce que l’on doit jouer, ce n’est pas évident de saisir ce que vous voulez dire puisqu’une partition « normale » donne les deux à la fois, non ? Il faudrait un exemple…

JG – En fait je me situe dans le cadre d’une approche de la musique par le son pour des personnes plus ou moins âgées qui n’ont pas d’autres repères que ce qu’ils entendent.

Si on leur montre la partition d’une sonate de Beethoven, ils n’entendront à priori pas grand-chose, par contre si on leur montre des tâches de différentes grosseurs (différentes nuances) ou des formes en « crescendo » (triangles horizontaux), ils liront le sens d’un son < = plus fort, ou > = moins fort et ainsi de suite… Avec des flèches on peut monter ou descendre dans le son (aigu – grave). Même si le timbre n’est pas écrit, le sens du son lui l’est, ils peuvent donc après avoir entendu le son proposé lire une forme et donc l’interpréter.

Lorsqu’on lit la partition de Morton Feldmann comme King of Denmark ou Zyklus de Stockhausen, ou même Psappha de Xénakis, même pour un non initié, on voit des formes et donc on peut également voir des mouvements allant vers le plus ou le moins, voir, et donc entendre les silences… Bref on est capable de parler de densification, ou de raréfaction, d’accelerando ou de ralentendo, de forté ou piano, de sons longs ou courts, bref, tout ce dont a besoin un interprète pour commencer à jouer une forme écrite et ce, par des formes.
De ce point de vue, Leonzio Cherubini avec qui j’ai travaillé il y a plusieurs années, a vraiment pensé ces choses-là, allant jusqu’aux partitions graphiques mobiles (8).

DD – L’écriture est donc un procédé dynamique qui ne sert pas qu’à fixer une œuvre comme on pourrait le croire…

JG – Oui, elle en donne le cadre, les contours qui permettront à tous les interprètes de s’en emparer et de la remettre en mouvement. Je me permets de donner cette citation de William Faulkner concernant justement ce mouvement…

Interview de WILLIAM FAULKNER dans « Paris Review » 1956 

[…] F : Le but de chaque artiste est d’arrêter le mouvement, qui est la vie, avec des moyens artificiels, et de l’immobiliser de telle manière que, cent ans plus tard, quand un inconnu l’observera, cela se remette en mouvement parce qu’il y a vie. Du moment que l’homme est mortel, l’unique immortalité qui lui est accessible consiste à laisser derrière lui une chose immortelle parce que toujours en mouvement. C’est le moyen pour un artiste d’écrire « Kilroy est passé par ici » sur le mur de l’oubli final et irrévocable qu’un jour il devra traverser.

Sans cette relecture permanente des œuvres, celles-ci cesseraient d’exister d’une part, et c’est précisément grâce à leur écriture, toujours insatisfaisante pour les compositeurs comme pour les interprètes, que ces œuvres, quelle que soit l’année de leur création, restent contemporaines car relues par nos contemporains. Il est même important que l’écriture reste sujette à caution…

Écrire la musique aujourd’hui, c’est tout simplement lui permettre d’exister et d’évoluer à travers des générations d’interprètes. La musique enregistrée, c’est un peu comme un tableau de maître que l’on garderait chez soi. Certes génial pour le propriétaire, mais au final mortifère pour l’œuvre en question.

DD – Pensez-vous que le sens même du mot « œuvre » est en train de changer aujourd’hui ? (de quelque chose d’absolu hérité du XIXe à quelque chose de relatif, de fragile… ?).

JG – Il me semble que le côté absolu de l’œuvre est un fantasme relayé par une sorte « d’entre nous » musical, d’une certaine industrie de la musique, le tout amplifié par une société en quête « d’absolu », de références, mais, quoi de plus éphémère et de plus fragile que la musique ?

Il y a quelques siècles la musique était sans cesse réinterprétée au fil des concerts, il ne s’agissait pas d’imaginer une version de « référence », celle-là même qui aujourd’hui tend à « sanctuariser » certaines versions enregistrées.

Ce qui pourrait être considéré comme « absolu », ce serait le moment du concert, cette rencontre avec un public, l’œuvre n’étant que le médium nécessaire et indispensable à cette rencontre.

DD – Xavier Garcia écrit « L’écriture ici n’a pas vraiment lieu d’être plus qu’un « guide » d’actions à reproduire ». N’est-ce pas le rôle de toute partition quelle qu’elle soit ?

JG – Oui, tout à fait, le problème est qu’au fil des ans, par ajouts successifs, la peur de la part des compositeurs de ne pas être bien compris, les partitions sont devenues des textes « intouchables » souvent surchargés d’indications diverses et variées que nous serions censés suivre au pied de la lettre, comme si une certaine vérité en émanait.
Que ce soit une sonate de Beethoven ou une Sequenza de Bério, il s’agira avant tout de créer un mouvement, un moment avec les outils que nous proposent les compositeurs à travers leurs œuvres.

DD – Pour Xavier Garcia, la partition et l’œuvre, dans cadre de la musique occidentale savante, sont une seule et même chose. Pensez-vous que les interprètes (issus de cette culture) « surinvestissent » la partition ?

JG – Ce qui est sûr c’est qu’il y a des modes différentes au fil des époques et des siècles, nous ne jouons plus Bach au XXIe siècle comme au XVIIIe ou au début du XXe siècle, étant donné qu’il fut oublié une grande partie du XIXe. Au début du XXe siècle, le vibrato était d’usage, aujourd’hui il n’en n’est rien… Nous pourrions trouver des tas d’autres différences à propos des styles d’interprétation à travers les âges et les esthétiques.
À mon sens, la partition n’est encore une fois que la traduction, de toutes les façons incomplète et souvent frustrante pour un compositeur, d’une intention musicale. Il n’y a qu’à voir pour cela les ajouts et changements à posteriori écrits, voire développés par les compositeurs eux-mêmes.
Au même titre que notre vocabulaire, d’une certaine façon, cadre notre façon de penser, il en est de même pour l’écriture musicale qui même si elle permet des choses presque infinies, sera toujours une source de discussion, et pour le coup une source d’interprétations diverses et variées : c’est au final grâce à cela que les pièces évoluent sans cesse (cf. Faulkner).

DD – Pour Xavier Garcia, l’important est de laisser à écouter. Mais si l’on se place d’un autre point de vue (un interprète, un pédagogue…), la partition est essentielle pour laisser à re-créer. Ce processus reste-t-il possible sans la partition ?

JG – Oui, je suis d’accord avec Xavier pour ce qui est de laisser écouter, et c’est justement pour cela que l’écriture des partitions, que ce soit celles de Vincent Carinola ou Thierry de Mey, vont dans ce sens : des indications qui permettent à l’interprète d’avoir une idée de la forme souhaitée par le compositeur, sachant que la finalisation précise des mouvements se fera à partir de l’écoute de l’interprète lui-même pendant son interprétation.

Ensuite c’est à l’interprète de préciser ou non, le cadre dans lequel il souhaite aller : soit vers plus de précision avec un travail de plus en plus exigeant par rapport à une attente sonore précise, soit garder une place à l’improvisation et être en capacité de rebondir en direct lors du concert (ce qui demande au final beaucoup plus de travail).
De toutes les façons, concernant ce genre d’interface (SmartFaust, Light Wall System), en tant qu’interprète nous sommes presque toujours entre les deux. Donc oui la partition reste à mon sens essentielle dans le processus d’interprétation, par contre celle-ci, en fonction des différents cadres, évoluera sans cesse, donnant lieu toujours à de nouvelles lectures.

DD – Je pense que lorsque Xavier Garcia disait lors de notre entretien que l’important pour lui est de laisser « à écouter », il parlait d’enregistrements. Il me semble que, vous me direz si je me trompe, vous avez compris « laisser écouter » et pas « laisser à écouter ». Du coup, que peut-on répondre à un compositeur pour qui le plus important est de laisser du son et non quelque chose d’écrit ?

JG – Si le projet du compositeur est uniquement d’être entendu, effectivement il suffit d’enregistrer son travail puis de l’écouter, il sera alors sûr que sa musique sera entendue telle qu’il l’aura pensée et entendue lui-même. Cela ne voulant pas pour autant dire que les gens qui écouteront cette musique entendront la même chose…
Par contre si un compositeur veut être joué et que sa musique soit transmise et qu’elle évolue au fil des années à travers le regard de différents interprètes, il va falloir passer par une transmission écrite (quel que soit le support). On ne joue plus Beethoven comme à la fin du XVIIIe siècle, on le joue aujourd’hui avec nos yeux et notre sensibilité, en tous les cas celle de ce « monde », et par là l’interprète nous permet d’entendre ce qu’il y a d’effectivement contemporain dans la musique de Beethoven. Sans ses partitions, sa musique n’aurait jamais évolué. Une chose est certaine, une fois écrite, la partition n’appartient plus au compositeur mais à l’interprète, après 40 ans de création, j’ai toujours entendu les compositeurs me dire cela. Lorsque vous dites « laisser du son » c’est effectivement ce qui se passe aujourd’hui, de moins en moins de personne écrivent ce qu’elles créent, cela rend le tout éphémère, ce qui en soit peut tout à fait être un concept de projet ! Par contre si cela se généralise à toute création, c’est la notion même de répertoire, de repères, (qui fait ce que le musicien d’aujourd’hui est) qui est obsolète. Et dans ce cas, comment être en capacité à rebondir, à faire évoluer les choses, les modes de jeux, les repères d’interprétation si nous n’avons pas ici et là des marqueurs ? Peut-être est-ce vers cela que nous nous dirigeons, c’est probable, mais nous sommes construits que nous le voulions ou non, par notre mémoire, si celle-ci se dérobe à travers un flux permanent de nouveautés et de changements (on le voit avec les nouveaux outils sans cesse mis à jour et qui mettent à mal de nombreuses pièces), il s’agira à terme de repenser la notion même de vocabulaire car comment parler de choses aussi fragiles que la musique sans repères communs ?

DD – Du point de vue de l’enseignant, travailler sur un support écrit ou travailler sur un support audio, la didactique change mais les objectifs (travail de réappropriation, interprétation, re-création…) restent les mêmes, non ?

JG – Si, à l’écoute d’un support audio, il s’agit de reproduire ce que l’on entend c’est à mon sens la négation de l’interprétation, comme de la transmission. C’est comme si en regardant une vidéo sur YouTube l’interprète recopiait point par point ce qu’il voyait allant jusqu’à l’imitation des mouvements vus sur la vidéo…

Lorsqu’on lit une partition, qui de fait est dans une certaine abstraction à travers les signes qui la composent, cela nous oblige à nous créer un imaginaire personnel et donc à être en capacité de rebondir sur notre propre imaginaire.
Si nous lisons un Haïku Japonais, les trois lignes dont il est composé évoqueront des choses différentes pour chacun d’entre nous, pourtant ce sont les mêmes mots que nous sommes capables de définir toutes et tous de la même façon. La différence est notre imaginaire, notre culture, notre regard…

Si l’on travaille à partir d’un support audio, il s’agira à travers des écoutes successives, d’exprimer ce que l’on y entend, non pas sur les passages évidents et contrastés, mais précisément à la marge des sons, la musique se révélant bien plus souvent dans une respiration, la fin d’une phrase que dans un fff.
Et donc pour répondre à la question, la démarche didactique entre partition et support audio est la même, par contre il s’agit d’en fixer le cadre et d’emblée mettre de côté tout ce qui pourrait correspondre à la reproduction d’un modèle.

DD – Finalement, le but de toute écriture n’est-il pas de créer une relation avec un public ? Et dans le cas de la création de Belzebuth (8) dont nous parlions avec Xavier Garcia, cette écriture ne relève pas de la notation musicale…

JG – Oui, cela ne relève pas d’une notation musicale « classique » (mesures, notes, rythmes) mais cela relève d’une forme écrite, pensée et structurée. Belzebuth (9) fonctionne comme une forme musicale « ouverte », ce qui signifie un cadre et une progression claire, cette forme étant dirigée par le chef qui donne les instructions, mais à l’intérieur de cette forme, les interprètes, et en l’occurence l’ensemble sur scène et le public, sont libres de choisir les mouvements qui leur semblent les plus appropriés, même s’ils sont « contraints » par la forme de la pièce.

Il s’agit avant tout dans ce cas, d’un projet participatif, dans lequel le public est réellement acteur et pas seulement auditeur ; c’est cette implication directe et bien concrète, qui d’une certaine façon incite le compositeur à écrire sous cette forme ouverte et simplifiée.

De plus, une forme musicale peut être plus ou moins ouverte, lorsque l’on compare l’écriture de Xavier Garcia et celle de Vincent Carinola. Même si dans les deux cas, l’écoute et la souplesse sont essentielles, l’une demande une implication intuitive encadrée, et qui n’a pas besoin d’un travail préalable, et l’autre, tout en s’appuyant, comme pour n’importe quelle pièce, sur une intuition artistique et une écoute, demande un réel travail personnel et technique d’interprétation.

C’est la définition des attendus et du cadre artistique que l’on propose dont il est question ici. La question me semble-t-il, n’est pas de savoir si fixer la musique est utile ou non, mais plutôt de savoir quel projet artistique nous souhaitons développer et le cas échéant transmettre. Aujourd’hui le projet artistique dépasse bien souvent le seul cadre de la pièce ou de l’œuvre écrite, mais intègre différents paramètres comme la scène, l’espace, les publics, les transversalités, la médiation sans parler des interprètes et de leur place dans le processus de création, etc. Et donc le plus important est de définir son projet, ses ambitions et ensuite utiliser tous les outils nécessaires et adaptés à sa réalisation. Au-delà, tout projet artistique doit rester de toutes les façons un projet unique et partagé, quelle que soit sa forme. 


Notes :

  1. https://www.momeludies.com/formation-recherches/entretien-avec-xavier-garcia/
  2. https://www.momeludies.com/musemporaines/629-smartmomes.html
  3. Light Wall System : outil numérique developpé par GRAME, cncm, permet de jouer de façon intuitive dans un mur de lumière comme l’on pourrait peindre sur une toile avec les mains. http://www.grame.fr/events/light-wall-system
  4. Cf. récit d’expérience de Laetitia Pauget en collaboration avec Jean Geoffroy (Grame, cncm) et la complicité de Gérard Authelain.
    https://www.momeludies.com/pratiquer-les-momeludies/temoignages-et-recits-dexperiences/light-wall-system-pauget-authelain/
  5. « Oreilles en Boucles » : festival de création musicale numérique enfantine ayant eu lieu du 28 au 30 mars 2018 à la Cité des Arts de Chambéry. https://www.chambery.fr/89-la-cite-des-arts.htm
  6. Création Biennale Musiques en Scène, Les Subsistances, Lyon 2004.
  7. Création Biennale Musiques En Scène, Lyon 2018. Pour 1 musicien et 2 smartphones
  8. Leonzio Cherubini, « vers une notation graphique multimédia » https://www.leonzio.ch/graph-notation/
  9. Création de Belzebuth, de Xavier Garcia, concert participatif, Biennale Musique En Scène, Les Subsistances, Lyon 2014, http://www.grame.fr/events/smartfaust-2

Pour plus d’informations :

jeangeoffroy.wordpress.com
www.grame.fr/logiciels

https://boutique.momeludies.com/musemporaines/629-smartmomes.html
https://boutique.momeludies.com/musemporaines/681-mephisto.html
https://boutique.momeludies.com/musemporaines/673-belzebuth.html

© Mômeludies éditions, 2018.

Avec le concours de la Région Auvergne-Rhône-Alpes